Pour une ecogestalt au service des transitions et du vivant

Pour une ecogestalt au service des transitions et du vivant

Intention de cet article :

  • Initier un questionnement sur la théorie et la posture gestaltiste au regard de l’enjeu de l’urgence écologique
  • Questionner les contours possibles d’une ecogestalt s’inscrivant dans le mouvement de l’écopsychologie. 

« Quand vous adorez une fleur, vous l'arrachez, mais quand vous aimez une fleur, vous l'arrosez tous les jours. » Bouddha

Introduction

Plusieurs décennies sont passées et je me souviens du vieil arbre, dont le tronc était creusé et dans lequel j’aimais grimper pour y jouer avec mon frère. Je me souviens de la présence de cet arbre, avec lequel j’étais devenu ami. Plusieurs décennies sont passées et je me souviens du vieux poirier qui avait été coupé dans le prè derrière la maison de ma grand-mère, pour permettre la construction d’une maison. Plusieurs décennies sont passées et je me souviens de mon chien, avec qui je passais de long moment, enfant, à côté de la cheminée, l’hiver. Plusieurs décennies sont passées et je me souviens de mes balades dans la rivière, pieds nus, à chercher des vairons et des épinoches…

Ces expériences de contact avec la nature ont contribué à mon développement. Mais à l’instar des séminaires en entreprise qui sont organisés « au vert », dans des lieux qui permettent un contact avec la nature environnante, quel est l’impact du processus de contact avec la nature dans le processus de croissance d’une personne, d’une équipe, … ? Les grands courants psychothérapeutiques (psychanalyse, systémie et thérapie familiale, thérapies cognitivo-comportementalistes, analyse transactionnelle, PNL, Gestalt …), sur lesquels s’appuient les pratiques d’accompagnement thérapeutique, de coaching, de supervision, … mettent essentiellement l’accent sur les interactions entre êtres humains, généralement sans prendre en compte les interactions avec la nature.

Et au-delà de ce constat, la situation climatique et écologique planétaire est alarmante ! 

Certes, comme l’évoque Steven Pinker dans son ouvrage « La part d’ange en nous », à l’échelle de la planète, l’espérance de vie moyenne est passée en un peu plus d’un siècle de 30 ans à 71 ans. Dans les pays développés, elle dépasse les 80 ans. Les pires maladies infectieuses, tels la malaria, la pneumonie, (…), le sida, tuent de moins en moins de gens et sont en déclin. Le taux d’extrême pauvreté a chuté de 75 % au cours des trente dernières années et il n’y a maintenant plus que 10 % de la population mondiale qui est concernée. Savoir lire et écrire était auparavant un privilège accessible aux plus fortunés, maintenant 90 % des moins de 20 ans sont alphabétisés. Les guerres sont également moins fréquentes et moins létales. Les famines sont plus rares.

Toutefois, une nouvelle ère géologique caractérisée par l’impact majeur et accéléré de l’être humain sur la planète (anthropocène) est à l’œuvre et « tout peut s’effondrer » (Pablo Servigné et Raphaël Stevens) : Les catastrophes écologiques, sociales, humaines, économiques… à l’œuvre et à venir à l’échelle mondiale, dans un contexte de croissance démographique, sont terrifiantes. Chaque année, l’humanité dans son ensemble « consomme plus qu’une planète » et les écosystèmes se dégradent. Depuis plus de 20 ans, nous avons continué à accélérer en toute connaissance de cause, détruisant à un rythme encore plus soutenu le système-Terre, celui qui nous accueille et nous supporte. Les rapports du GIEC et les climatologues nous alertent sur le réchauffement climatique qui pourrait rendre notre monde inhabitable pour la plupart des êtres vivants. Comme le rappelle souvent Aurélien Barrau, si nous ne réagissons pas, nous ne serons bientôt plus libres de sortir de chez nous en été (à 50°, le corps ne fonctionne plus). Selon l’ONU, qui évoque une « menace existentielle directe » associée notamment au réchauffement climatique, plusieurs centaines de millions de personnes seront déplacées d’ici 2050 à cause du climat. D’ailleurs, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, a appelé le monde à « déclarer l’état d’urgence climatique », lors de l’ouverture, le 12 décembre 2020, d’un sommet destiné à relancer les efforts de lutte contre le réchauffement climatique, cinq ans après l’accord de Paris.

Dans ce contexte, chaque personne, chaque famille, chaque village et ville, chaque organisation, chaque équipe, chaque corps de métier, chaque association, chaque état… est libre et donc responsable d’agir en fonction de ses moyens et de son degrés de conscience de la situation. Chacun/e est invité/e à œuvrer à un « changement de cap » (Joanna Macy) afin de permettre un passage d’une société de croissance industrielle autodestructrice à une société compatible avec la vie et qui soutient la vie.

Les actions se multiplient, à l’instar de plus de quatre-vingt-dix dirigeants d’entreprises françaises et internationales qui ont appelé, dans une tribune au « Monde » le 3 mai 2020, en pleine crise Covid, à une mobilisation collective pour faire de la relance économique, un accélérateur de la transition écologique. « Nous saurons accomplir les transformations nécessaires pour assurer à nos enfants une planète vivable et une prospérité humaine, économique et sociale. Faisons des épreuves actuelles que nous affrontons ensemble une opportunité pour tous, mettons l’environnement au cœur du rebond collectif. » Mais les paradigmes qui sous-tendent ces actions sont-ils compatibles avec un véritable changement de cap ? Les prises de conscience et les actions sont-elles à la hauteur des enjeux et de l’urgence ? 

Regarder la situation en face est à la fois source de peur et d’angoisse, à la fois mobilisateur et enthousiasmant. Vivre pleinement la situation dans ses différentes dimensions rationnelle, affective, corporelle, spirituelle et sociale peut permettre une mobilisation personnelle et collective à la hauteur des enjeux. Dans ce contexte, quel est le rôle des professionnels de l’accompagnement (coachs, thérapeutes, superviseurs, …) ? Ma posture d’accompagnement étant basée sur la Gestalt, quelle est la place de la Gestalt dans ce mouvement individuel et collectif au service du vivant ?   

Fritz Perls, le fondateur de la Gestalt-thérapie, dès 1947, à l’occasion d’une conférence aux EU, exprimait son inquiétude, avec l’élan qui le caractérisait… : « La grande marée de la désintégration humaine, du suicide de l’espèce humaine approche. Il faut construire des digues. Pouvons-nous faire ça ensemble ? Est-ce que l’espoir que ce n’est pas trop tard peut se transformer en possibilité ? Freud a commencé avec la névrose comme un cas exceptionnel au sein d’un environnement sain. Je crois cependant que la névrose est devenue un vaste phénomène social. Aussi la question que j’ai à élaborer devant vous est celle-ci : le temps est-il venu d’attaquer la maladie sociale sur une échelle différente de celle de notre approche fragmentaire actuelle ? Peut-on ou doit-on prévoir la psychothérapie sur une grande échelle ?

Fritz Perls précise ses perceptions dans un article en 1948 dans l’American Journal of Psychotherapy : « L’individu de notre temps ne vit plus pour le bénéfice de la société à laquelle il participe mais pour la production de machines et d’argent. Le fétiche de notre époque, c’est le développement industriel, développement dans lequel il est de plus en plus demandé au travailleur d’être un automate. Avec ses machines il produit des pièces qui, et ceci est d’une importance capitale, ne doivent varier en rien. Dans ce processus, individu et société perdent rapidement leurs valeurs de survie.

On peut aborder la dichotomie de la personnalité humaine selon trois angles différents : du point de vue de la structure dualiste de la personnalité, du comportement dualiste et du langage dualiste. L’homme pourra retrouver ses valeurs de survie s’il peut réintégrer ces dualismes, s’il peut créer un langage unitaire et un nombre suffisant de personnalités unifiées.

Léonard de Vinci, Goethe, Freud et Einstein sont partis de la structure d’événements ; ils ont maintenu un contact fondamental avec le monde non verbal et n’ont verbalisé qu’à posteriori ce qu’ils avaient découvert.

A présent, nous sommes des personnalités dissociées, dualistes, avec un langage dualiste, une mentalité dualiste, une existence dualiste. Le profond clivage de notre personnalité, le conflit entre comportement spontané et délibéré, est la caractéristique dominante de notre époque. Notre civilisation se caractérise par l’intégration de la technique et la détérioration  de la personnalité. Les statistiques de la production industrielle et celles des perturbations de la personnalité montrent une augmentation parallèle. (…) La progression de la dichotomie menace la survie de l’humanité. Personne ne peut dire aujourd’hui si l’humanité est en train de se suicider ou si elle se prépare à une forme d’existence plus appropriée. »

Depuis plusieurs décennies, un formidable travail a été réalisé afin de sortir des dualités dénoncées par Fritz Perls. A l’exemple du philosophe et sociologue français Edgard Morin qui décloisonne les disciplines et prône « l’esprit de la vallée » (en référence au Tao : l’esprit de la vallée recueille les « eaux » qui viennent de différents versants), de nombreux philosophes, scientifiques, historiens, écologistes, artistes, représentants des traditions spirituelles, psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes …. oeuvrent à la création d’une nouvelle discipline à la croisée de l’écologie et de la psychologie. Le terme « écopsychologie » a été mentionné pour la première fois, en 1992, par l’écrivain et historien américain, Théodore Roszak, dans son ouvrage The Voice of the Earth : an exploration of ecopsychology. En tant que champ transdisciplinaire généré par la crise écologique, l’écopsychologie explore les interrelations profondes entre la nature (notre maison commune) et la psyché humaine (Michel Maxime Egger).

  

Ainsi, l’intention de cet article est double :

  • Initier un questionnement sur la théorie et la posture gestaltiste au regard de l’enjeu de l’urgence écologique
  • Questionner les contours possibles d’une ecogestalt s’inscrivant dans le mouvement de l’écopsychologie. 

 

Partie 1 – La Gestalt au service du vivant

La Gestalt-thérapie a été créée comme une psychothérapie qui s'est inscrite dans la mouvance de la psychologie humaniste et existentielle. Les trois principaux fondateurs de la Gestalt-thérapie sont Fritz Perls (médecin psychiatre et psychanalyste allemand émigré aux Etats-Unis avec sa femme Laura, 1893-1970), Laura Perls (psychologue allemande, titulaire d’un doctorat en philosophie, émigrée aux Etats-Unis avec son mari Fritz, 1905-1990) et Paul Goodman (poète, romancier, essayiste américain, 1911-1972).

En 1951, l’ouvrage fondateur pose les bases d’un changement de paradigme : la personne est indissociable de son environnement. Il s’agit de « sortir la pratique et la théorisation de la psychothérapie de la seule référence à l’intrapsychique pour les refonder, dans une perspective de champ, sur le concept de contact et de formations de formes. » (Jean-Marie Robine, Le changement social commence à deux)

L’approche gestaltiste est de nos jours une des approches de référence en psychothérapie, coaching, accompagnement du changement… 

Les fondements « biologiques » de la Gestalt

Selon Fritz Perls, nous sommes les témoins d’une déconnexion avec « le fondement biologique de l’homme » avec pour conséquence « la perte rapide de la valeur de survie de l’homme ».

« L’Homme est en continuité avec la nature et obéit donc aux lois de la nature. La physique moderne a découvert que les énergies isolées n’existent pas mais qu’elles sont des fonctions de la matière. » « L’homme fait partie de la nature. Il est un événement biologique ; la société fait donc partie de la nature. (…) L’activité délibérée, le self-control, la conscience morale sont des fonctions sociales et, en même temps, biologiques. La réintégration ne peut réussir que si toute activité humaine, délibérée aussi bien que spontanée, les pensées autant que les instincts, sont considérés et traités comme des processus biologiques. » (Perls. Essais et conférences)

Ainsi, le concept organisateur de la Gestalt est le contact : tout mouvement entre un organisme et son environnement. L’expérience se situe à la frontière entre l’organisme et l’environnement » (PHG : ouvrage fondateur de la Gestalt-thérapie, auquel je ferai référence via les initiales de ses trois auteurs Perls, Hefferline, Goodman). Les fondateurs de la Gestalt ont conservé le terme d’organisme plutôt que de ‘personne’ ou ‘individu’ permettant de mettre en avant l’aspect « biologique » de la Gestalt.

« Au départ de toute expérience est le corps, le ressenti corporel. Le corps est conscience autant qu’action, est « la chair » (ce par quoi je perçois et je me meus, je désire et je souffre). Ce corps est l’unité de l’être. La pensée, l’émotion ou le sentiment, la création artistique, le comportement, la cognition, l’inconscient même, etc. ne sont que des déclinaisons de l’expérience corporelle.» (Jean-Marie Robine)

La Gestalt nous invite ainsi à observer le processus organique en cours de formation de formes (« gestalt » en allemand).

L’awareness et la présence au monde

La Gestalt est une approche holistique (l’holisme est la tendance dans la nature à constituer des ensembles qui sont supérieurs à la somme de leurs parties, au travers de l’évolution créatrice - source Wikipedia).

Ainsi, la Gestalt valorise l’alliance entre la consciousness (la conscience réflexive) et l’awareness (la conscience intuitive). L’awareness implique la présence de tout l’être à l’activité à laquelle il s’adonne.

La posture gestaltiste nous invite à ralentir afin d’être le plus pleinement possible présent au monde qui nous entoure. 

Crise écologique à la frontière-contact

Le self, en Gestalt, n’est pas une instance psychique séparée de son environnement mais un processus d’ajustement à la frontière-contact organisme / environnement. La personne n’existe pas en dehors du contact.

D’un point de vue gestaltiste, la crise écologique est une crise à la frontière-contact organisme / environnement.

Ainsi, Perls et Goodman évoquent en 1950 « notre maladie contemporaine qui consiste à « maîtriser » la nature plutôt qu’à envisager une symbiose saine, ce qui est tout à fait indépendant des névroses personnelles et sociales (qui y contribuent aussi, c’est certain). Il y a un bouleversement de l’interaction entre les quantités de matériaux à l’état pur et les pénuries, causé par des abus non-conscients. » (Perls. Essais et conférences)

Perls et Goodman cherchent à rendre conscients les conflits non-conscients à la frontière-contact. « Les conflits intérieurs, ceux qui sont à l’intérieur de la peau, au sein de l’organisme – les tensions opposées, les contrôles et équilibres du système physiologique – sont pour l’essentiel fiables et non névrotiques, on peut leur faire confiance pour s’autoréguler : ils ont fait leurs preuves depuis des milliers d’années et n’ont pas beaucoup changé. Ce n’est pas le sujet de la psychothérapie : quand ils sont non-conscients, ils peuvent rester non-conscients. C’est au contraire l’ingérence, à l’intérieur, de forces sociales qui sont à l’extérieur de la peau qui bouleverse délibérément le système spontané interne et qui appelle à la psychothérapie. (…) C’est un processus de dégagement de ces forces économiques et politiques plus distantes et peu fiables comme la compétition, l’argent, le prestige, le pouvoir pour les dégager du système personnel fondamental de l’amour, du chagrin, de la colère, de la parentalité, de la dépendance et de l’indépendance. » (Perls. Essais et conférences)

Le « champ » !

Au-delà du ‘champ en plein nature’ qui peut être un symbole inspirant de diversité créatrice à préserver et à développer dans nos métiers d’accompagnateur, le ‘champ gestaltiste’ fait référence à une théorie et à une posture spécifiques.

Le champ, tel qu’il est proposé en Gestalt (PHG, Jean-Marie Robine, …), est une expérience d’indissociabilité entre un organisme et son environnement et la posture de champ de l’accompagnateur gestaltiste va consister à observer la façon dont chacun peut être créé par son environnement en même temps qu’il est créateur de son environnement.

Cette posture ouvre à l’expérience du moment présent, dans l’ici et maintenant de la rencontre, en s’appuyant notamment sur l’épochè (suspension de tout jugement, de tout à priori…) et sur l’éprouvé corporel spécifique à chaque situation. 

« Le champ est constitué de tout ce qui est pertinent pour un sujet à un moment donné. Il peut y avoir dans mon espace de vie des éléments ou des facteurs dont je ne suis pas conscient mais qui peuvent pourtant contribuer à mon expérience du moment : ils ne font pas partie de mon champ de conscience mais peuvent faire partie de mon champ d’expérience. » (JMR, le changement social commence à deux) Certaines dimensions non conscientes en train d’être vécues peuvent être amenées à la conscience afin d’éclairer les situations et de remettre du mouvement dans des situations figées.

Les éléments de la crise écologique dans ses différentes dimensions (climatique, biodiversité, sociale…) peuvent émerger dans les séances d’accompagnement, avec un niveau d’angoisse plus ou moins important.

Accueillir pleinement l’angoisse existentielle et l’éco-anxiété

L’accompagnateur gestaltiste accueille les émotions et l’angoisse existentielle associées à certaines situations comme un « phénomène de champ » auquel il contribue. L’angoisse associée aux données existentielles (liberté et responsabilité, finitude, imperfection, solitude, quête de sens) est une source de transformation quand elle est accueillie et mise au travail. Sinon, elle risque d’être masquée et d’engendrer la sur-consommation, la sur-activité… 

Pour les existentialistes, le simple fait d’être au monde, confronté à la liberté de tous les instants, engendre l’angoisse. L’angoisse est liée à l’existence et il ne faut donc pas chercher à la supprimer. Ces angoisses existentielles sont source de mobilisation et de créativité et sont les moteurs de notre action dans le monde.

Conjointement à cette angoisse existentielle, des phénomènes d’éco-anxiété se développent notamment compte tenu du réchauffement climatique. Le paradigme gestaltiste empêche de regarder l’anxiété comme « appartenant » à la personne qui souffre de cette anxiété. La Gestalt nous invite à regarder cette anxiété comme appartenant « d’abord » à la situation, ici et maintenant.

« Lorsqu’un patient s’assoit en face de moi et me dit qu’il est anxieux, je peux faire le choix de prendre ses mots non comme seulement des mots prononcés dans une certaine situation, mais aussi comme des mots de la situation, comme si ces mots appartenaient à un champ indifférencié qu'il va s’agir de préciser et non à l’individu qui les prononce. » (JM. Robine, S’apparaître à l’occasion d’un autre).

La Gestalt, par sa création à la croisée de la psychologie, de la philosophie, des sciences, de l’art, des traditions spirituelles orientales… et par ses fondements issus notamment de la phénoménologie, de la gestalt-psychologie et de la psychanalyse, peut être d’une grande richesse dans les accompagnements émergent dans un contexte de crise écologique et sociale. Mais la Gestalt a également ses limites dans le contexte actuel …

 

Partie 2 – Pour une écogestalt

Alors que la théorie gestaltiste met l’accent sur l’être au monde des personnes accompagnées, « le monde » se résume souvent à une autre personne. Dans la référence au ‘champ organisme / environnement’, au sein d’un cabinet de thérapie ou de coaching, il y a un risque que l’environnement se limite à une autre personne, c’est-à-dire le thérapeute ou le coach.

Comment le contact à la nature est-il valorisé dans la pratique gestaltiste ?

Comme le soutient David Abram (Comment la terre s’est tue), « nous ne sommes humains qu’en contact et en convivialité avec ce qui n’est pas humain ».

Par ailleurs, l’ouvrage fondateur de la Gestalt valorise les besoins, appétits et réponses aux stimuli qui poussent l’organisme à se diriger vers l’environnement (par ex, la faim). Le mode de fonctionnement du self est décrit comme « un appétit puissant mais vague qui peut trouver des possibilités dans l’environnement » (PHG). N’y a-t-il pas un risque de survalorisation de ce mouvement vers l’environnement pour satisfaire des appétits qui mettent en danger les ressources de l’environnement ?

Avons-nous besoin de continuer à faire évoluer la Gestalt en prenant davantage en compte l’impact de l’homme sur la nature ? Quelle pourrait être la forme d’une écogestalt ? ‘eco’ venant du grec ‘oikos’ et signifiant ‘maison’ et ‘gestalt’ signifiant en allemand ‘forme’, l’écogestalt peut-elle contribuer à donner une nouvelle forme à notre maison Terre ?

Au paradigme gestaltiste, au service de l’humain « La personne est indissociable de son environnement », n’avons nous pas besoin de nous rappeler de son corolaire « L’environnement est indissociable de la personne » ?

 

Au sein du courant de l’écopsychologie 

Michel Maxime Egger, dans son ouvrage Ecopsychologie, présente la singularité de cette nouvelle approche dans l’interdépendance et l’articulation de ces 4 tâches :  

  • Une tâche philosophique pour sortir des dualismes, changer notre vision de la nature et lui redonner une âme, tout en redéfinissant la juste place de l’être humain au sein de la toile de la vie.
  • Une tâche psychologique pour passer du moi égocentré au soi écocentré, en réintégrant la nature dans la psyché humaine et en retrouvant l’enracinement de cette dernière dans la relation à la Terre.
  • Une tâche pratique pour offrir des ressources éducatives, sensorielles et thérapeutiques permettant à la personne de métamorphoser ses émotions et de retisser des liens profonds avec la nature, mais aussi avec les autres humains et avec elle-même.
  • Une tâche critique pour contribuer à la construction d’une société écologique, en créant les conditions intérieures d’une transformation des comportements et des structures socio-économiques.

Ainsi l’écogestalt peut prendre sa place au sein du mouvement transdisciplinaire qu’est l’écopsychologie et de l’écologie profonde (Arne Naess, Joanna Macy…), courant qui questionne les postulats fondamentaux de la société de croissance industrielle.

Les modalités de conscience pour soutenir le processus du vivant

Afin de réagir à la menace que représente le dérèglement climatique et la disparition de la biodiversité, nous avons besoin d’intervenir à différents niveaux de conscience. Arne Naess a développé le concept de « soi écologique » qu’il serait intéressant de mettre en perspective avec le concept de « self gestaltiste ».   

Jean-Marie Delacroix invite la communauté gestaltiste à rencontrer les personnes accompagnées à travers 4 niveaux de conscience :

  • La conscience sensorielle ou sensori-awareness : entrer dans la conscience de l’animalité en nous, du fonctionnement physiologique que nous avons en commun avec les animaux
  • La conscience émotionnelle-relationnelle 
  • La conscience dans ses dimensions réflexives et cognitives
  • La conscience sociale-existentielle.

Ces différentes modalités de conscience permettent de favoriser les prises de conscience de l’interdépendance des personnes avec leur environnement.

Le contact avec sa nature, le contact avec la nature…

David Abram nous invite à « rétablir des relations avec le monde sensuel où s’enracinent toutes nos techniques et technologies. Sans l’oxygène et le souffle des forêts, sans l’étreinte de la pesanteur, sans la magie tumultueuse des rivières, nous n’avons aucune distance par rapport à nos technologies, aucune possibilité d’évaluer leurs limites, aucune manière d’éviter leur emprise. »

Arn Naess, tout en affirmant que la plupart des cultures n’ont pas de mot pour exprimer ce que les partisans de l’écologie profonde désigne sous le nom « nature », fait référence au « sentiment pour la nature ». « La Nature, loin de se situer à l’extérieur de nous, est plutôt ce à l’intérieur de quoi on se rend. On y cherche l’occasion de se retrouver soi-même, de trouver une forme de sérénité et de concentration – de mieux comprendre ce que l’on veut vraiment. »

Depuis les recherches réalisées par les professeurs Qing Li et Yoshifumi Miyazaki au Japon depuis les années 1990, à travers la pratique du « bain de forêt » ou shinrin yoku, nous savons qu’une marche lente en forêt a des effets physiologiques mesurables sur notre immunité naturelle, notre pouls, la pression artérielle, notre taux de cortisol – l’hormone du stress – et notre humeur. « Vivre au contact de la nature diminue les risques de maladies cardio-vasculaires, de diabète de type 2, d’obésité, modère les troubles de l’anxiété, l’hypertension et la dépression. » (Pascale d’Erm, Natura)  

Quelle place accorder à la « nature » dans une pratique d’écogestalt ? Avec quelle représentation non dualiste de la nature et de l’homme ?

La santé des personnes, des organisations, de la Terre : une santé indissociable à inventer !

« L’expérience de notre douleur pour le monde jaillit de notre interdépendance avec tous les êtres, d’où provient aussi notre pouvoir d’agir en leur nom. Lorsqu’on réprime sa souffrance pour le monde, ou qu’on la traite comme une pathologie personnelle, le pouvoir de participer à sa guérison s’en trouve diminué. » (Joanna Macy)

Selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la santé n’est pas l’absence de maladie ou d’infirmité, mais un état de complet bien-être physique, mental et social : « la santé résulte d’une interaction constante entre l’individu et son milieu » et représente donc cette « capacité physique, psychique et sociale des personnes d’agir dans leur milieu et d’accomplir les rôles qu’elles entendent assumer d’une manière acceptable pour elles-mêmes et pour les groupes dont elles font partie. »

La conception gestaltiste de la santé renvoie à la capacité à créer des formes ajustées aux situations, la pathologie étant ainsi la perte de la capacité à s’ajuster de manière créative. Les accompagnements prenant en compte les modalités de conscience mentionnées ci-dessus permettent de remettre en mouvement les formes fixées, figées.

Comment les souffrances rencontrées par les personnes dans leur vie privée et professionnelle, qu’elles s’expriment sous forme de violence, de perte de confiance, de burn out, …, peuvent elles se transformer en capacité à agir de manière solidaire au service de leur propre bien-être, des personnes, des équipes et de la préservation des espèces et  écosystèmes indispensables à toute vie sur notre planète ?   

L’écopsychologie « explore la façon dont notre séparation culturelle d’avec la nature engendre non seulement des comportements négligents et destructeurs vis-à-vis de notre environnement, mais aussi nombre de troubles courants comme la dépression ou l’addiction. » (Joanna Macy)

Comment l’écogestalt peut elle contribuer à l’évolution de la santé des personnes, des organisations et de la Terre au service du vivant ?

Une nouvelle langue à inventer !

“Nous n’avons pas encore accompli l’outil d’un langage Unitaire, d’un langage intégrateur. Nous voyons des dualisme là où il n’y a que des dualités ou deux moitiés d’un seul et même tout ou, dans de nombreux cas comme celui de la personnalité humaine, nous voyons des objets comme le corps, l’esprit ou l’inconscient là où nous avons simplement affaire à différents aspects d’un organisme. 

Nous avons un corps au lieu d’être un corps, nous avons un esprit ou des pensées au lieu d’être cet esprit ou le penseur.

Nous avons à forger de nouveaux outils linguistique appropriés à notre situation culturelle, si jamais nous pouvons espérer vaincre la dissociation de l’Homo Sapiens, si jamais nous pouvons espérer regagner sa valeur de survie. » (Fritz Perls, Essais et conférences)

Ainsi, l’écopsychologie et l’écothérapie cherchent à dépasser les dualismes entre l’homme et la nature, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le corps et l’esprit…

Et de nouveaux mots et concepts se développent au fur et à mesure de l’évolution de notre planète et de notre rapport à elle.

Dans les années 2000, le philosophe australien Glenn Albrecht observe une vague de déprime emporter les habitants de la Hunter Valley : l’industrie minière qui s’y est développée, en polluant la région, a radicalement transformé le paysage. Il invente alors, notamment, le concept de "solastalgie" pour décrire la douleur ressentie lorsqu'on prend conscience que l'endroit où l'on réside et/ou qu'on aime est dégradé. C’est « le mal du pays sans exil » ! La solastalgie est vécue au présent alors que l’éco-anxiété, théorisée par Theodore Roszak dès les années 1970, est une peur par anticipation.

Quels seront les nouveaux concepts émergents, fruits de la pratique de l’écogestalt ?  

Pour une pratique éthiquement responsable de l’écogestalt

L’écogestalt peut devenir une des approches pertinentes au service de l’écothérapie(voir l’article de Jean-Pierre Le Danff. Introduction à l’écopsychologie) et de l’écocoaching (nouvelle pratique à développer), deux déclinaisons concrètes de l’écopsychologie.

L’écothérapie et l’écocoaching peuvent être pratiqués, respectivement, par des professionnels de la thérapie et du coaching. 

Et cela nécessite d’expliciter les éléments de la posture d’accompagnement mise en œuvre avec nos clients.

L’écogestalt pourra être proposée dans les accompagnements en le mentionnant à nos clients.

Au quotidien, dans mes accompagnements (thérapie, coaching, supervision), je suis de plus en plus attentif aux « figures émergentes » qui font référence à la nature. Or, la référence à « la nature » et au contact avec « la nature » est très souvent présente dans les séances :

  • A travers des images apportées par mes clients pour illustrer une situation (« je suis comme perdue en pleine forêt avec des tonnes de projets à mener de front… », « je cherche une mission qui me rassure, comme un chemin bordé d’arbres », « mon comité de direction est composé d’animaux qui se regardent de loin… »)
  • A travers des ressentis à la vue des arbres au travers de la fenêtre de mon cabinet (la fenêtre est généralement grande ouverte l’été…) et du chant des oiseaux qui s’invitent régulièrement en fin de journée…
  • A travers des séances téléphoniques avec des clients qui marchent dans « la nature » (dans un parc, dans une forêt…) et/ou que je réalise en marchant moi-même dans « la nature » (particulièrement en période de confinement lié au coronavirus !)
  • A travers des séances que je réalise au contact de « la nature » (dans un parc par exemple)…  

Je suis également attentif aux « figures émergentes » qui apparaissent dans les séances de thérapie, coaching ou supervision, en connexion avec le thème du client et qui sont aussi souvent en résonance avec la situation sociale et environnementale (ex : « effondrement », « disparition de la diversité », …).

Et de plus en plus régulièrement, mes clients amènent explicitement le sujet de l’écologie en séance. Exemples : « perte de sens liée à une activité qui détruit la planète », « comment concilier la recherche du profit à court terme et une prise de recul sur la raison d’être de notre entreprise ? », « la survie de notre entreprise dépend de notre capacité à répondre aux nouveaux besoins plus responsables de nos clients », « j’ai envie de m’investir dans une association humanitaire et qui lutte contre le réchauffement climatique », « comment vont vivre mes enfants et mes petits-enfants ? » …

A l’instar des neuro-sciences affectives qui « obligent », compte tenu des nouvelles découvertes scientifiques, à une évolution ajustée des approches d’accompagnement, ces dernières doivent-elles évoluer compte tenu des découvertes scientifiques en matière de connexion entre l’homme et la nature (ex : sylvothérapie) et compte tenu de la gravité de la situation du monde ? Quel est le sens d’une contribution au développement des personnes, des équipes et des organisations dans un monde qui a engagé la 6ème extinction des espèces ?  

Ces questionnements sont à mener « en conscience » par chaque accompagnateur, entre pairs et au sein des fédérations professionnelles de coachs, thérapeutes, superviseurs… en lien avec les besoins de nos clients et la situation du monde.

Enfin, une vigilance particulière est à mener afin de ne pas promouvoir une posture d’accompagnement qui utiliserait la nature uniquement  « comme un objet » au service du bien-être à court terme des personnes accompagnées.

 

Conclusion

Créer une écogestalt me semble important pour que la Gestalt puisse davantage s’ouvrir au monde autre qu’humain et contribuer à la construction d’une société plus respectueuse de la vie sur terre.

A l’exemple de l’écopsychologie qui ne souhaite pas s’enfermer dans des bornes académiques trop restrictives et limitatives, les contours d’une écogestalt pourraient être définis en recherchant  une ouverture, une diversité et des processus de confrontation qui favorisent la créativité compte tenu de la complexité et de l’urgence des problématiques auquel l’humanité fait face.

« Une approche réellement écologique ne cherche pas à atteindre un avenir envisagé mentalement mais s’efforce de participer, avec toujours plus d’acuité, au présent sensoriel. Elle s’efforce de devenir toujours plus éveillée, sensible aux autres vies, aux autres modes de conscience et de sensibilité qui nous entourent dans le champ ouvert du moment présent. » (David Abram)

Les alertes chiffrées lancées par les scientifiques du monde entier  depuis des dizaines d’années, les actions menées par les associations, les politiques, … sont essentielles mais elles ne sont pas suffisantes. Les racines de la crise écologique sont existentielles et les accompagnateurs (thérapeutes, coachs, superviseurs…) ont leur part de responsabilité dans les réflexions et actions à mener pour réaliser le « changement de cap » pour un passage à une société qui soutient la vie. (Joanna Macy)

Pour un « être au monde » qui soutient le vivant, ici et maintenant et pour les générations futures.

 

A Clamart, le 9 janvier 2021

Bruno Rousseau

Fondateur de La Voie du contact (coaching, gestalt-thérapie, supervision) et DG d’époké (institut de formation à la Gestalt dans les organisations), père d’une famille de trois enfants, pratique la Gestalt, le zen et les arts martiaux japonais depuis plus de 20 ans.

Bibliographie

ABRAM David. Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens. La Découverte, Paris, 2013.

ALBRECHT Glenn. Les Émotions de la Terre, des nouveaux mots pour un nouveau monde. Les Liens qui libèrent, Paris, 2020.

BARRAU Aurélien. Le plus grand défi de l’histoire de l’humanité. Michel Lafon, Paris, 2020.

DELACROIX Jean-Marie. La pleine conscience en psychothérapie. Dangles, Paris, 2020.

D’ERM PASCALE. Natura. Editions Les liens qui libèrent. Paris, 2019.

MORIN Edgar. La voie. Fayard, Paris, 2011.

EGGER Michel Maxime. Ecopsychologie, retrouver notre lien avec la terre. Jouvence Editions, Paris, 2017.

EGGER Michel Maxime. Soigner l’esprit, guérir la terre, introduction à l’écopsychologie. Labor et Fides, Paris, 2015.

LE DANFF Jean-Pierre. Introduction à l’écopsychologie. Article dans le Numéro 33 de la Revue l’Ecologiste, 30 dec 2010

MACY Joanna & JOHNSTONE Chris. L’espérance en mouvement. Labor et Fides, Paris, 2018.

NAESS Arne. Une écosophie pour la vie, introduction à l’écologie profonde. Editions du Seuil, Paris, 2017.

PERLS Frederick, HEFFERLINE Ralph et GOODMAN Paul. Gestalt thérapie. L’Exprimerie, Bordeaux, 2001, 351 p.

PERLS Frederick. Essais et conférences 1947 – 1967. L’Exprimerie, Bordeaux, 2018.

PINKER Steven. La part d’ange en nous. Edition Les Arènes, 2011.

ROBINE Jean-Marie. Le changement social commence à deux. L’Exprimerie, Bordeaux, 2012.

ROBINE Jean-Marie. S’apparaître à l’occasion d’un autre. L’Exprimerie, Bordeaux, 2004.

SERVIGNE Pablo & STEVENS Raphaël. Comment tout peut s’effondrer. Seuil, Paris, 2015.

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